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- Écrit par Patrice Franchet d'Espèrey (extraits de "La Main du Maître")
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Le rapide tableau des grands courants de l’équitation en France incite à exposer les doctrines qui ont servi à leur transmission, à découvrir leurs fondements théoriques, enfi n à débusquer l’essentiel de ce qui les relie entre elles ainsi que leurs points de divergence. Le général de Lagarenne propose de prendre appui sur la doctrine classique pour étudier celles qui l’ont suivi, et l’on pourrait même ajouter, pour innover. Il convient donc de préciser la doctrine au moment de son émergence à l’aube des Temps modernes. Le trait le plus signifi catif de l’équitation européenne est sans nul doute son étonnant travail pour modifi er la silhouette du cheval, sorte de modelage qui concourt à la stabilisation de sa posture et de son équilibre. Mais se référer seulement à un concept biomécanique comme fondement d’une doctrine semble réducteur et par trop cartésien. Il s’agit aussi de comprendre la nature du rapport entre cheval et cavalier, d’interroger l’imaginaire de ce dernier dans sa quête d’une union la plus intime avec sa monture. Quels sont donc les moyens que se sont donnés les écuyers de la Renaissance pour y parvenir ?
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Lorsqu’en 1593, Salomon de La Broue révèle à ses lecteurs les « plus justes proportions de tous les plus beaux airs et manèges1 », il se réfère non à une logique de la mécanique avec l’action musculaire et son rôle équilibrateur, mais à des considérations qui relèvent d’une polémique philosophique autour des proportions, polémique qui vise à déterminer les déplacements du corps et des membres selon des critères pythagoriciens. On retrouve une même démarche dans un traité d’escrime qui clôt le savoir du XVIe siècle sur la question, l’Académie de l’épée, de 1626, dans lequel Girard Thibault d’Anvers « démonstre par reigles mathématiques, sur le fondement d’un cercle mystérieux, la théorie et pratique des vrais et jusqu’à présent inconnus secrets du maniement des armes à pied et à cheval ». Thibault compare les proportions corporelles déterminées par Léonard de Vinci à celles de Dürer. Ces proportions relèvent d’une métaphysique dont le cercle, en tant que reflet du macrocosme, est l’un des fondements. D’essence divine, la circonférence impose à l’escrimeur le tracé d’un arc de cercle à chaque déplacement.
Cercle mystérieux et calcul de la zone de mort.
Girard Thibault d’Anvers, L’Académie de l’épée,
Leyde, Elzeviers, 1628.
Géométrie des déplacements de l’escrimeur. Girard Thibault d’Anvers,
L’Académie de l’épée, Leyde, Elzeviers, 1628.
De même, en introduisant un canon ordinaire dans la bouche du cheval, le cavalier fait plus qu’un acte utilitaire destiné à maîtriser la violence d’un animal et à l’apaiser. Il introduit l’équitation parmi les arts régis par les divines proportions.
Les écuyers de la Renaissance ont publié des traités de mors dont ils recherchaient, au milieu d’un foisonnement de formes, l’adaptation parfaite à l’espace intérieur de chaque bouche. Ils pensaient qu’en modifi ant la forme des mors pour en tirer différents effets mécaniques, il était possible de pallier les défauts morphologiques des chevaux. Ils proposaient des solutions d’ordre mécanique qui complétaient la description des procédés de dressage. Mais dans la seconde moitié du XVIe siècle, Pignatelli découvre que « si les brides avaient par elles-mêmes les propriétés miraculeuses de faire la bouche d’un cheval et de le rendre obéissant, le cavalier et le cheval seraient habiles au sortir de la boutique de l’éperonnier ».
La Broue rapporte qu’il avait souhaité se mettre à l’école de Giambatista Pignatelli parce que, si
«…plusieurs envieux ou peu savants, ont souvent blâmé ce grand et suffi sant personnage le sieur Jean Baptiste Pignatel, de ce qu’il ne s’est pas fort adonné à la diversité des brides et des caveçons, et quasi ont voulu qu’on pensât que les effets lui en étaient inconnus. Et au contraire ce qui m’a fait autrefois admirer son savoir, et qui m’a le plus occasionné de le rechercher et servir, me proposant en moi-même que, puisqu’il rendait les chevaux si obéissants, et maniant si justement et de si beaux airs, qu’on les a vus à son école, sans toutefois se servir communément d’autres mors , que d’un « canon ordinaire » , avec le caveçon commun, ses règles et son expérience devaient avoir beaucoup plus d’effet, que la façon de faire de ceux qui se travaillent tant à l’artifi ce, d’une infi nité de bridez, et de quelques secrets particuliers le plus souvent inutiles, à quoi néanmoins ils ont recours quand les plus beaux et principaux moyens de l’art leur manquent ».
le canon ordinaire. Salomon de La Broue, Préceptes
du cavalerice françois, livre I, 1612.
Bride avec un canon ordinaire.
Salomon de La Broue, Préceptes du cavalerice
françois, livre I, 1612.
Bride, Cesare Fiaschi , Traicté
de la manière de bien embrider, manier
et ferrer les chevaux, Paris, livre I, 611.
L’emploi du simple canon marque une évolution essentielle des pratiques, et l’équitation française sera profondément marquée par son emploi, qu’il s’agisse de l’équitation ancienne, de celle du colonel d’Auvergne, ou de la nouvelle école de François Baucher en particulier dans la deuxième manière. Si les dernières paroles de Baucher rapportées par le général L’Hotte prennent une profondeur qui incite au recueillement : « Le bridon ! C’est si beau ! », seule la mythologie tente de rendre compte de ce canon. La légende veut en effet qu’Athéna ait offert à Bellérophon, sinon le cheval tout bridé, du moins le mors, méritant ainsi d’être fêtée à Corinthe comme « Athéna au mors » – Athena Chalinitis. Luc de Goustine ajoute :
« Ce mors avait un “canon” en or, ce qui serait en soi tout un discours pour ceux qui, comme Pégase, s’abreuvent aux sources du langage. Le mot “canon”, issu du kanon grec, la tige du roseau, eut un double destin : tandis que son creux engendrait le chenal ou canal qui fi nit en bouche à feu guerrière, sa rectitude servit de règle et nous donna ainsi l’admirable notion de canon juridique, théologique, esthétique, voire mystique comme le proclame l’expression ecclésiale canoniser. Il s’agit de la “loi de sainteté ou de justice” sans laquelle toute beauté et bonté reste vaine. C’est au canon de l’oeuvre achevée que trinquent les compagnons. Voilà quel “canon d’or”, “règle d’or” fondée sur le “nombre” du même métal royal, est placé par Pallas dans la bouche du cheval ! »
Avec le simple canon, l’équitation intègre le nombre et la mesure dans les pratiques. À la géométrie des figures du combat singulier et du manège s’ajoute la notion de rythme et de cadence des allures, ainsi que le concept dit de « restructuration posturale du cheval ».
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La géométrie est un élément essentiel de la première restitution rationnelle des pratiques corporelles qui s’opère à la Renaissance, de leur notation, de leur transcription écrite. La géométrie des fi gures et des mouvements exécutés par le cheval a pour corollaire celle des postures du cheval, comme d’ailleurs celle du cavalier et de ses aides.
La passade et la volte carrée
La figure fondamentale de l’équitation ancienne est la « passade », aller et retour sur une ligne droite fermée par un demi-tour. C’est la fi gure du combat singulier à cheval dont l’objectif est de pouvoir piquer de l’épée. Selon qu’il faille feinter l’ennemi ou tromper son propre cheval pour qu’il n’anticipe pas à tord les intentions de son cavalier, la fermeture de la passade prend différentes formes décrites avec une grande précision par Cesare Fiaschi, créateur de l’académie de Ferrare en 1534, dans son Traité de la manière de bien embrider, manier et ferrer les chevaux de 1556.
Fossé servant à l’apprentissage de la Passade. Pierre de La Noue,
La Cavalerie françoise et italienne, 1620.
« La ligne de la passade doit être d’environ cinq longueurs de cheval, et les demi-voltes ne doivent avoir qu’une longueur dans leur largeur, en sorte qu’elles sont plus étroites de la moitié qu’une demi-volte ordinaire ; parce que, comme ce manège est fait pour le combat, lorsqu’un cavalier a donné un coup d’épée à son ennemi, plutôt il peut retourner son cheval après cette action, plutôt il est en état de repartir et de fournir un nouveau coup. Ces sortes de demi-voltes de combat se font aussi en trois temps ; et le dernier doit fermer la demi-volte : il faut qu’un cheval soit raccourci et sur les hanches en tournant, afi n d’être plus ferme sur ses pieds de derrière, et de ne pas glisser : le cavalier en est aussi plus à son aise et mieux en selle. »
C’est à partir de la passade que Pignatelli élabore un système de dressage et d’assouplissement du cheval, et invente la « volte carrée ». Cette fi gure se compose de segments de passades, de demi-passades réunies par des quarts de pirouette qui sont peu à peu agencées ensemble. La Broue expose et développe la technique de segmentation des figures qui précède leur exécution complète.
La Volte carrée réduite en
pirouette. Salomon de La Broue, Préceptes
du cavalerice françois, Livre II, 1612.
Sa technique n’est pas sans rappeler, et même préfigurer, un des cinq principes de la deuxième manière de Baucher, la « décomposition de la force et du mouvement » qui implique la cessation de tout mouvement à l’apparition de la moindre résistance. Pour obtenir un équilibre parfait du cheval et sa décontraction sous l’effet des aides, il s’agit de ne jamais continuer un mouvement mal commencé ou qui se dégrade en cours d’exécution. Tandis que La Broue prend la ligne droite pour réduire la difficulté que présente le cheval, Baucher l’immobilise, traite sur place chaque résistance et ne reprend le mouvement interrompu que lorsque l’équilibre et la décontraction sont revenus. Il existe bien une logique de la ligne droite et de la rectitude du cheval.
Un élève de Baucher, Louis Rul, publie en 1870 un petit opuscule de 34 pages, Progression méthodique du dressage en simple filet de tous les chevaux de la cavalerie. Considérant que le mutisme des chevaux provient de la roideur de l’encolure dont il faut égaliser l’extension afi n de rendre le cheval droit d’épaules et de hanches tout en rétablissant ses aplombs, il dresse son cheval à partir de lignes droites parcourues sur la largeur du manège et terminées par des quarts de pirouettes, d’abord renversées, puis ordinaires. Cela n’exclut pas ensuite le travail de deux pistes également décomposé. Rul prépare chaque exercice par la disposition des hanches ou des épaules du côté opposé au mouvement prévu. Par exemple, la pirouette ordinaire de gauche à droite sera précédée du déplacement des hanches d’un pas de droite à gauche et la pirouette renversée de gauche à droite par celui des épaules d’un pas de droite à gauche .
Pirouette renversée.
Louis Rul, L’hyperbauchériste
Dans le prolongement cette logique, Étienne Beudant écrit en 1923 dans Extérieur et Haute École qu’il considère l’épaule en dedans et les divers appuyers comme de simples divertissements, souvent dangereux et qu’en conséquence il ne cesse de s’efforcer d’avoir son cheval le plus possible droit de hanches et d’épaules. Pour tout lui apprendre, « il suffi t de l’habituer à se porter en avant sous l’action des jambes, tout en restant léger à la main. Il répond alors de suite, si on ne le gêne pas, à toute demande bien faite ». Il proclame l’inutilité des assouplissements dans Dressage du cheval de selle de 1928, estimant que les pas de côté n’ont d’utilité pour le cavalier militaire que de se placer dans le rang. Les objectifs des cavaliers de la Renaissance étaient d’une tout autre nature. Les voltes carrées exécutées de deux pistes étaient peu à peu réduites à la volte sur les hanches.
La Guérinière dit que travail sur les voltes était destiné à rendre les chevaux plus adroits dans les combats d’épée et de pistolet avant que les duels ne fussent interdits. Il s’agissait soit de gagner la croupe de son ennemi soit d’éviter de se laisser gagner la sienne, en faisant toujours tête à son adversaire, ce qui suppose la maîtrise de la pirouette renversée. Le nom de La Guérinière est resté attaché à la volte carrée.
Le cercle et l’incurvation latérale du cheval
La volte carrée nous ramène ainsi au cercle. La tradition rapporte que Pignatelli tournait à la longe les chevaux en passant la longe autour d’un tronc d’arbre13, mais on ne trouve la première trace d’un travail systématique sur le cercle que chez deux écuyers français, Pierre de La Noue dans La Cavalerie françoise et italienne de 1620 et Pluvinel dans son Instruction du roi en l’exercice de monter à cheval, publiée à titre posthume en 1625. C’est ce que l’on appelle le travail au pilier unique et au double pilier. Le cheval s’assouplit en décrivant un cercle autour du pilier tout en déplaçant ses hanches soit vers le dehors soit vers le dedans. La Guérinière transforme cet exercice en « épaule en dedans ». Il demande au cheval de quitter le cercle par une tangente tout en conservant la posture incurvée obtenue sur le cercle. Elle est indissociable de la « croupe au mur », qui est le même déplacement de côté mais dans l’incurvation inverse. Dans l’épaule en dedans le cheval regarde d’où il vient, dans la croupe au mur le cheval regarde où il va. Le dressage du cheval ainsi conçu repose sur l’obtention des incurvations latérales et sur leur maintien dans des mouvements diffi ciles comme le piaffer et le passage pour donner au spectateur l’impression que le cheval travaille plus assis.
Travail au pilier. Pierre de La Noue,
La Cavalerie françoise et italienne, 1620.
Travail sur le cercle. Antoine de Pluvinel, Le Maneige royal,
Brunswig, Gottfridt Muller, 1626.
Chez Fiaschi et La Broue, le travail reposait sur la rectitude du cheval qui permet de bien porter le coup à l’ennemi. On dit d’un cheval qu’il est droit lorsque les pieds postérieurs se posent sur la ligne des pieds antérieurs correspondants.
Ainsi pouvons-nous résumer l’évolution de cette géométrie : à partir de la ligne de la « passade » qui s’exécute en plein air le long de la lice du tournoi, le cheval entre dans le manège rectangulaire des académies dont les quatre lignes droites se resserrent en volte carrée pour devenir la volte de deux pistes sur les hanches qui, elle-même, engendre la pirouette. L’équitation savante n’a plus besoin d’espace, « elle est faite de concentration de pensées et d’énergie », le cheval se meut de façon ascensionnelle. L’espace des manèges est révélateur de cet état d’esprit. Il était assez réduit puisque, par exemple, le manège des Tuileries construit en 1722 où exerça La Guérinière avait 48,39 m par 11,86 m. À titre de comparaison, les impératifs militaires de la deuxième moitié du XVIIIe siècle feront évoluer les manèges à tel point que le manège des gendarmes rouges de Lunéville atteindra pratiquement 30 m par 100 m. Le besoin d’étendre les allures des chevaux aura aussi sa répercussion au XXe siècle et la piste des épreuves internationales de dressage se fixera à 20 m par 60 m.
À la suite de la mort accidentelle de Henri II en 1559 au cours d’un tournoi, les carrousels remplacèrent progressivement les joutes. À l’image des ballets de cour, si à la mode à partir de la fin du XVIe siècle, des ballets de chevaux s’y intégrèrent. En France, le plus célèbre est celui ordonné par Pluvinel pour le carrousel donné en 1612 en l’honneur de l’annonce des mariages de Louis XIII et de sa soeur Élisabeth avec les infants d’Espagne.
Le Ballet de Pluvinel. Antoine de Pluvinel, Le Maneige royal,
Brunswig, Gottfridt Muller, 1626.
Les douze cavaliers, six chevaliers et six écuyers, sont répartis sur deux cercles concentriques et n’exécutent que des passades et des voltes serrées ou des pirouettes, à courbettes sur le cercle intérieur et au galop gaillard à l’extérieur. La structure concentrique de symbolique toute aristotélicienne se retrouve identique sur une gravure d’un ballet de cour, le « ballet des Polonais » de 1573, dansé par seize femmes. L’équitation destinée à prendre l’avantage sur l’adversaire dans le combat singulier s’est convertie en danse pour les chevaux. À l’instar du ballet de l’époque, l’équitation a développé des sauts, ce que l’on appelle les airs relevés : la capriole, l’orsade, le saut-de-mouton, etc. Dans le double pilier inventé par Pluvinel le cheval apprend à se mettre sur les hanches et à se maintenir en équilibre sur les postérieurs dans la pesade qui est le fondement de tous ces airs relevés. Ces sauts ont été codifiés par La Guérinière.
Les Airs relevés, par Charles Parrocel. François Robichon de La Guérinière,
École de cavalerie, Jacques Collombat, 1733.
Le fondement de ses airs relevés est le terre à terre (qui est mis au nombre des airs bas), galop de deux pistes en deux temps, parce que généralement tous les sauts se font en deux temps. Tous les sauts sont plus détachés de terre que le terre à terre. On en compte sept : la pesade (le cheval lève le devant sans avancer), le mézair (moitié air, seulement un peu plus relevé que le terre à terre), la courbette (le cheval est plus relevé du devant que dans le mézair), la croupade (plus relevé que la courbette, le cheval trouse les postérieurs sous le ventre), la balotade (le cheval présent ses fers de derrière sans pourtant ruer), la cabriole (le cheval détache une ruade lorsqu’il est à égale hauteur du devant que du derrière) ainsi que le pas et le saut (se forme en trois temps, un temps de terre à terre, une courbette et une cabriole, et ainsi de suite).
S’agissait-il seulement d’une ornementation de la chorégraphie des carrousels ? En tout cas et quoiqu’on en ait pu dire par la suite, les airs relevés étaient considérés comme inutiles pour la guerre qui, nous dit La Broue, comporte suffi samment de risques pour ne pas en rajouter.
La cadence des allures
Qui dit danse, dit cadence. Pour rendre compte du rythme des allures qu’il décrit, Fiaschi associe la notation musicale aux gravures illustrant certains chapitres de son livre. C’est que, dans le travail d’école, la beauté d’une allure provient en grande partie de la répétition égale de chaque foulée et de son ralentissement. La moindre irrégularité signale un travail forcé.
« […] Si d’avanture quelque gaillard Chevalier trouve estrange, qu’en ce second livre j’ai voulu insérer & peindre quelques traits & notes de Musique, pensant qu’il n’en estoit point besoin, je luy répond que sans temps & sans mesure ne se peut faire aucune bonne chose, & partant ay-je voulu monstrer la mesure par la musique figurée. »
La Musique fi gurée. Cesare
Fiaschi , Traicté de la manière
de bien embrider, manier et ferrer
les chevaux, Paris, livre II, 1611.
La cadence est faite de la répétition d’un même rythme. Le rythme, c’est la régularité des battues d’une foulée dans une allure donnée. La battue est le son provoqué par le poser du pied du cheval sur le sol. Ainsi le pas est à quatre temps, le trot, le piaffer et le passage à deux temps, le galop à trois ou quatre temps – outre un temps de suspension qui devrait être noté comme un silence –, et les sauts d’école anciens à deux temps. Il existe d’autres allures qui n’entrent pas dans celles pratiquées au manège et sont considérées comme défectueuses, tels l’amble, l’aubin ou le traquenard ; les Américains ont inventé les fi ve gates horses qui amblent une vitesse avec laquelle les trotteurs ne peuvent rivaliser. Le passage comporte un ralentissement de la cadence du trot, les membres antérieurs s’élèvent et se soutiennent en s’arrondissant, les jarrets se plient comme mus par des ressorts et les pieds rebondissent du sol comme des balles élastiques. Souvent considérée comme le critère par excellence de l’art équestre, cette allure ne l’est véritablement que lorsque son exécution est accompagnée d’une légèreté parfaite. Pour obtenir ce ralentissement du passage, Étienne Beudant fredonnait « Sambre et Meuse ».
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Le cavalier et ses aides
La posture du cavalier à cheval
La posture du cavalier à cheval a subi peu de variations. Sur les gravures du traité de Fiaschi, on discerne bien l’engagement des fesses du cavalier sous lui uni à la descente des cuisses, selon la défi nition de la belle assiette à la française donnée par le général L’Hotte. Pluvinel inscrit le cavalier sur son cheval dans un réseau de figures géométriques et Newcastle privilégie une oblique rectiligne de la tête aux pieds en empêchant le cavalier de s’asseoir sur ses fesses comme sur une chaise.
Les Reigles que doibt observer le cavalier. Antoine de Pluvinel,
Le Maneige royal, Brunswig, Gottfridt Muller, 1626.
Monsieur le marquis estant à cheval, pour montrer la vraye assiette
du cavalier. Duc de Newcastle, A general systeme of horsemanship in all’s branches,
Londres, J. Brindley, 1743.
Cette oblique se retrouvera sur les esquisses réalisées par Parrocel pour La Guérinière qui alongera démesurément la longueur des étrivières et augmentera la cambrure du rein du cavalier comme il était de mise pour signifier l’appartenance à la classe au pouvoir.
François Robichon de La Guérinière,
École de cavalerie, Jacques Collombat, 1733.
Dupaty de Clam fera appel à l’anatomie pour rasseoir le cavalier sur les trois points que représentent les ischions et le coxal.
Position du cavalier. Charles Mercier Dupaty de Clam,
La Science et l’Art de l’équitation, 1776.
Le buste du cavalier perdra sa position oblique lorsqu’il fallut penser aux alignements dans la troupe, car s’il existe une infinité d’obliques il n’existe qu’une seule verticale. Lorsqu’il fallut développer la vitesse à l’extérieur, les étrivières se raccourcirent et le talon dut se reculer un peu pour se placer à l’aplomb de la pointe de l’épaule du cavalier.
La tablature des aides
Les cinq effets de rênes. Manuel d’équitation de la Fédération
française des sports équestres, 1959.
Si les écuyers ont donné la description et l’orientation de quelquesunes de leurs actions sur le cheval, que ce soit la main, les jambes ou les pesées de l’assiette auxquelles peuvent s’ajouter les pesées sur l’étrier de La Guérinière, ils n’ont pu en donner une représentation sous forme de « tablature » ou une théorie. La théorie des cinq effets de rênes n’apparaît qu’en 1899 dans le Dressage et conduite du cheval de guerre par le général Jules de Benoist (p. 84 à 97), également initiateur de la métaphore de la lame du fleuret pour modéliser les effets du dressage sur le cheval et en particulier sur sa colonne vertébrale comme nous le verrons à la fin du chapitre. Il définit quatre directions de traction d’une rêne agissant isolément, en précisant toutefois qu’« il en existe d’autres à l’infini qui dérivent d’elles ; leurs actions sont semblables, mais elles n’ont pas la même valeur. Elles constituent donc un immense clavier dont il faut savoir jouer avec justesse pour produire à propos l’action nécessaire à la conduite du cheval ». Il adopte les expressions de rêne directe d’ouverture, directe d’opposition, de rêne contraire et contraire d’opposition. Puis il étudie les actions combinées des deux rênes et enfin leurs combinaisons avec des actions de jambes. Cette théorie sera reprise dans le Manuel d’équitation et de dressage de 1911 et enfin dans le Manuel d’équitation de la Fédération française des sports équestres en 1959.
René Bacharach a élaboré et proposé un système d’aides conçu dans une géométrie à trois dimensions qui allie les déplacements sur un plan vertical à ceux sur un plan horizontal. Il distingue ainsi l’emploi des aides sur le droit et dans les tourners.
Sur le droit, il indique au cheval comment élever son encolure pour se mouvoir facilement, en agissant avec sa main de bas en haut et d’arrière en avant :
« Un degré d’élévation ayant été ainsi obtenu, la main revient à sa position de départ, comme si elle se déplaçait dans le plan médian du cheval, sur le grand cercle d’une sphère qui serait située devant le garrot. Cette sphère imaginaire devra passer de la taille d’un ballon de football à celle d’une balle de golf au fur et à mesure des progrès du cheval qui doit soutenir son encolure de plus en plus facilement. C’est une action sphéroïdale de la main. Pour manier le cheval dans les tourners, c’est dans un plan plus ou moins horizontal qu’elle décrira un cercle en passant de la rêne du placer à la rêne du tourner. » : Les cinq effets de rênes. Manuel d’équitation de la Fédération française des sports équestres, 1959.
Dans la rêne du placer, qui est la rêne du dedans, la main se met toujours en « supination » (la main doucement fermée, les ongles en dessus). La main placée contre la base de l’encolure sent la bouche puis met un peu de poids sur l’épaule du dehors, libérant d’autant l’épaule du dedans qui va entamer le tourner. Le relais est pris par la rêne du tourner (rêne du dehors) qui s’enroule autour de l’encolure en direction du dedans et se substitue à la rêne du dedans sans porter atteinte au ploiement vers le dedans. Les aides du tourner sont applicables par exemple aux pirouettes renversées, pirouettes et appuyers, ainsi qu’au galop. Deux autres actions sont applicables par le rêne du dehors, la rêne de contre-ouverture qui s’écarte franchement perpendiculairement au plan médian du cheval et force l’obéissance à la jambe du dehors et la rêne d’inclinaison qui permet de corriger l’infl exion naturelle du cheval. En agissant vers le côté infl échi avec la rêne du dehors, le cavalier provoque l’infl exion inverse. C’est une variante de la rêne du placer.
René Bacharach enseigne de pratiquer une équitation spiroïdale pour la main, hélicoïdale pour les jambes (actions par torsion sur place d’arrière en avant, en quelque sorte comme une vis sans fi n), sagittale pour les fesses (pesée d’arrière en avant sur les ischions comme pour pousser une balançoire), avec, dès les commencements, le souci de la diminution progressive de leur intensité et de leur amplitude. Les aides doivent agir sur place en indiquant seulement la direction de leur action, le plus tôt possible au cours du dressage. En allant vers la miniaturisation des aides, on doit arriver, en fi n de dressage, aux aides invisibles. Finalement, le cavalier, en pensant à ce qu’il désire que le cheval fasse, se met dans l’attitude voulue (René Bacharach , 1987, p. 50-51).
Dans l’univers, tout est ellipse, et c’est lorsqu’elle se rapproche de son centre que l’ellipse devient sphère. Ainsi la sphère des actions du cavalier est-elle dans son mouvement de miniaturisation à l’origine de l’expansion des mouvements du cheval. Le centre de gravité du cheval monté stabilisé, les déplacements du cheval eux-mêmes deviennent circulaires. Le cheval entre peu à peu à l’intérieur de l’homme. Au fur et à mesure de ses progrès, il entre dans les aides, il est, comme nous allons le voir dans la suite de ce chapitre, dans la main . En équitation, les gestes du cheval indiquent la libération du cavalier. Leur lenteur, leur amplitude et leur élévation sont la conséquence de la miniaturisation des gestes du cavalier qui se fonde sur son propre étirement vers le haut et vers le bas à partir du bassin.
Le concept de posture
Les recherches sur la nature de l’équilibre dynamique ont conduit à mesurer l’importance de la posture pour l’ensemble des êtres vivants et en particulier pour le cheval et le cavalier. La posture est le vecteur de l’équilibre. Avant ces recherches, c’était à partir de la notion d’équilibre statique que les écuyers avaient tenté de rendre compte des mouvements du cheval pour orienter leur pratique, et si certains avaient affi rmé que le cheval en mouvement est dans un équilibre dynamique, ils ne le défi nissaient pas.
Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, Dupaty de Clam, dans son livre La Science et l’Art de l’équitation, démontrés d’après la nature ; ou théorie et pratique de l’équitation fondées sur l’anatomie, la méchanique, la géométrie et la physique de 1776, met pour la première fois l’équitation en rapport avec l’anatomie et les mathématiques :
« L’étude des lois du mouvement est, sans contredit, ce qui doit occuper d’abord tout homme qui projette d’approfondir l’équitation. […] Il verra, d’une manière bien sensible, que le moindre mouvement de son corps produit un effet réel sur le cheval, et qu’il n’est point indifférent d’agir de telle ou telle façon, pour exciter dans l’animal une action déterminée. L’Écuyer qui connoit les lois du mouvement, calcule la cause et l’effet, et acquiert par l’usage la plus grande justesse. Cette justesse consiste dans la connoissance et dans l’emploi exact des mouvements que peut faire, et que doit faire l’homme. On considère la qualité et la quantité de ces mouvements avec leurs rapports possibles sur le cheval. Telles sont les premières observations de tout Artiste qui ne se borne pas à être une machine qu’un bon horloger auroit composé. »
Quoique Dupaty ait eu à sa disposition la première loi de Newton, première loi de l’équilibre , l’interprétation et l’utilisation qu’il en fait ne lui permettent pas d’analyser les variations ou la stabilité des postures
réciproques du cheval et de son cavalier :
« […] L’idée d’équilibre annihileroit l’action que l’on donne à l’homme sur le cheval. Cependant je crois qu’à la rigueur on peut admettre le terme d’équilibre quant au poids, mais non quant aux forces, parce que le poids du tronc doit être toujours le même, lorsqu’une fois il est bien placé sur le centre de gravité du cheval ; mais les forces varient de quantité : ainsi l’équilibre n’est que momentané, et ces moments sont fi xés par la conservation de l’équilibre du cheval. »
Aussi est-il obligé de faire appel au contrepoids des jambes pour aider le cavalier à se maintenir en selle au cours des mouvements du cheval qui, à cause de son ignorance ou de ses caprices, n’est pas encore « souple et mis ».
Pour Newton, si un corps n’est soumis à aucune force, s’il est au repos, il reste au repos et s’il est en mouvement, sa vitesse est constante. On peut donc concevoir que lorsqu’un corps en mouvement n’est soumis à aucune force, c’est parce que les forces qui le sollicitent sont antagonistes et se compensent mutuellement. Dans le processus dynamique, l’équilibre est déterminé par la constance des résultats, c’est-à-dire des variations nulles à partir de phénomènes antagonistes en mouvement. Or Dupaty ne retient de l’équilibre que l’aspect statique et considère
qu’il n’est réalisé que dans l’état de repos :
« Du Repos formé par l’équilibre .
Cet équilibre du cheval n’est réellement formé, que dans cette situation des jambes où elles se partagent entre elles le poids de l’animal et du cavalier. Nous supposons l’uniformité la plus complète : on ne voit aucune fl exion quelconque ; et les lignes d’innixion de ces colonnes sont parallèles. Cet accord ne subsiste plus dès l’instant que l’animal pense à se mouvoir : l’action et le repos sont incompatibles ; il faut que la Nature même trouble cet ordre, & qu’elle fi xe à chaque jambe une fonction différente. »
Baucher , à la suite de Dupaty , va s’emparer de ce concept d’équilibre statique bien que ses objectifs ne soient plus les mêmes que ceux de son prédécesseur. Sa nouvelle esthétique recherche la mobilité du cheval en tous sens dans ses mouvements usuels. Se fondant sur le principe que le maintien d’un corps en équilibre instable implique que ses extrémités soient le plus près possible du centre de gravité, il élabore un nouvel équilibre, nous dirions plutôt une nouvelle posture , en réduisant la base de sustentation par le rapprochement des quatre membres du cheval du centre de gravité. Il met le cheval sous lui du devant comme du derrière. C’est le fameux équilibre de l’isard sur le pic de sa première manière. Voici ce qu’en dit le capitaine Raabe dans L’Examen du cours d’équitation de monsieur d’Aure de 1854, en opposant au système de d’Aure (qu’il critique) celui de Baucher (dont il est le disciple) :
« L’enseignement donné par le Cours consiste à pousser toujours le cheval sur la main , ce qui fausse l’aplomb , puis à porter celle-là dans la direction de la marche. […] Les forces ainsi gouvernées rendent le mouvement plus perçant, plus rapide, mais toujours au détriment de la sécurité ; l’inclinaison trop grande que le cheval est forcé de prendre, le fatigue inutilement.
L’école de M. Baucher ne pousse pas le cheval sur la main , elle défend le point d’appui ; il en reste toujours assez. Le cavalier doit, à l’aide de ses jambes, le rendre le plus léger possible ; et pour gouverner ses forces, elle rend la masse plus mobile avant de chercher à l’ébranler.
Il en résulte que toutes les actions du cavalier, quel que soit le mouvement résolu, ont pour point de départ : agir d’abord sur la base de sustentation pour diminuer son étendue ; puis incliner doucement la masse dans la direction qu’elle doit parcourir, tout en laissant le cheval libre de prendre l’attitude qui lui est nécessaire pour conserver la régularité de l’aplomb .
Dans l’école de M. d’Aure , au contraire, on cherche à imprimer le mouvement par des actions sur le haut de l’édifi ce, mais en altérant d’abord plus ou moins l’aplomb régulier.
L’école de M. Baucher , pour ébranler la plus grande pyramide d’Égypte, rapetissera beaucoup la base de sustentation. […] L’école de M. D’Aure, pour ébranler ce même monument, secouera en vain le sommet de l’édifice. »
Les deux postures que Raabe oppose l’une à l’autre, au nom de la régularité de l’aplomb , comportent chacune des irrégularités que nous pouvons aujourd’hui analyser. Le cheval du comte d’Aure se meut dans une posture aplatie qui asservit sa locomotion à la vitesse et surcharge ses antérieurs. Le cheval de Baucher, au début de sa carrière, se mobilise en tous sens dans une posture qui le maintient sous lui du devant et par conséquent fausse l’aplomb ce qui semble contredire les affirmations de Raabe. Cependant, nous pouvons nous demander si Baucher demandait le fameux équilibre de l’« isard sur le pic » de façon continue au cheval.
L’Équilibre de l’isard sur le pic. Commandant Bégnicourt,
Méthode de dressage du cheval à pied exclusivement à la cravache, 1890.
Partisan au piaffer, sur la fameuse lithogravure publiée en tête du traité de Faverot, affiche un aplomb parfait des antérieurs ainsi qu’une élévation de la base de l’encolure remarquable qui se termine par un superbe ramener très prononcé.
M. Baucher, écuyer professeur
montant Partisan. Lithographie.
Saumur, Musée du cheval.
On retrouve d’ailleurs la même posture chez Laruns monté par le général L’Hotte.
Laruns monté par le colonel
L’Hotte, L’École de cavalerie. France,
École impériale de cavalerie,
Saumur, Javaud, s.d. (1869).
On peut donc penser qu’il y a plusieurs degrés de concentration différents au cours du dressage du cheval. Il faut distinguer le rassembler comme moyen de domination et de gymnastique qui amène le cheval aux dernières limites de ses possibilités – et dans la première manière de Baucher, il s’adresse autant à l’avant-main qu’à l’arrière-main – de celui qui ennoblit les airs et leur donne le brillant en remettant les chevaux dans leur aplomb. Le plus célèbre exemple est celui du cheval Mabrouk au capitaine Beudant. Une première photo prise en cours de dressage le montre à un piaffer très assis sur les hanches (fi g. 79) tandis qu’une dernière au « piaffer brillant » fait voir un élargissement de la base de sustentation et un désengagement relatif de l’arrière-main.
Mabrouk, barbe monté par
Étienne Beudant, étude du piaffer.
Mabrouk, barbe monté par
Étienne Beudant, piaffer brillant.
L’évolution de la nouvelle manière du maître apparaît dans la douzième édition des OEuvres complètes en 1864. La définition de l’équilibre, la mise en jeu des déplacements de poids en sont les éléments principaux, et le Chapitre Nouveaux Moyens équestres les développe. Cinq élèves de Baucher, MM. Michel, d’Estienne, Faverot de Kerbrech, Lacorne et de Saint-Reine ont pris une certaine part dans l’élaboration des parties nouvelles de cette édition. Une 16e planche a été ajoutée.
Cavalier à pied faisant une
flexion d’encolure en la relevant. François
Bauchet, Méthode d’équitation basée sur
de nouveaux principes, 12e éd., Paris,
J. Dumaine, 1864.
Elle est signifi cative, car elle montre un cavalier à pied faisant une fl exion d’encolure en la relevant. L’affaissement de l’encolure était seul enseigné jusque-là, « […] c’est en pratiquant d’abord l’afaissement de l’encolure que l’on arrivera promptement à une savante et parfaite élévation ».
Flexion directe de la tête et de
l’encolure ou ramener. François Baucher,
Méthode d’équitation basée
sur de nouveaux principes, 6e éd.,
Phrase particulièrement intéressante car elle permet de tempérer ce que dit le général Decarpentry du rassembler de la première manière, qui permettait de mobiliser le cheval avec une grande facilité , mais qui, selon lui, le tenait enfermé dans un placer trop bas et le mettait sous lui non seulement du derrière, mais aussi du devant. Pour René Bacharach, l’équilibre auquel ses recherches ont finalement conduit Baucher, rappelle celui des maîtres de Versailles, mais avec un ultime progrès. « Inspiré des attitudes du cheval en liberté quand il déploie toute sa majesté », le cheval se meut comme de lui-même. C’est avec la plus grande aisance que le cheval passe du rassembler aux mouvements les plus étendus. La méthode est valable pour toutes les équitations, équitation savante, équitation d’extérieur, concours hippique, steeple-chase, etc. Cependant, déjà, dans la sixième édition de sa Méthode, en 1844, Baucher avait précisé ce qu’il entendait par équilibre, un équilibre à égale distance de l’équilibre sur les hanches de l’Ancienne équitation et de l’équilibre sur les épaules de l’équitation de Monsieur d’Aure. Le cavalier « arrivera à placer le corps du cheval sur une même ligne, et […] il obtiendra cet équilibre dont on a méconnu jusqu’à présent la pondération parfaite. […] Il ne s’agit pas ici de l’équilibre qui empêche le cheval de tomber, mais bien de cet équilibre sur lequel repose son travail quand il est prompt, gracieux et régulier, et au moyen duquel ses allures sont à volonté cadencées et étendues ». L’invention de cet équilibre horizontal est une trouvaille de génie à laquelle il faut ajouter dans le plan vertical celle du cheval droit comme position-mère du ramener et du rassembler. La dernière manière apporte les moyens d’atteindre l’équilibre du premier genre qui donne une légèreté invariable dans toutes les positions et dans tous les mouvements, alors que les précédents moyens ne permettaient d’atteindre que l’équilibre du second genre qui donne une légèreté accidentelle sous l’influence de la position et du mouvement. Ainsi le terme équilibre désigne-t-il deux réalités, d’une part la ligne horizontale entre l’avant et l’arrière-main qui permet la mobilité du cheval en tous sens et d’autre part la facilité avec laquelle le cavalier modifi e la répartition du poids sur les colonnes de soutien, c’est-à-dire sur les membres du cheval.
L’équilibre indifférent d’une sphère homogène posée sur un plan horizontal sera appliqué au cheval par les écuyers bauchéristes. On retrouve les traces de cette préoccupation dans la douzième édition (1864) de La Méthode d’équitation de Baucher . L’équilibre idéal y est comparé à celui d’une boule de billard :
« De même qu’une sphère posée sur un plan horizontal obéit à la plus petite impulsion latérale, de même, dans le cheval qui possède cet équilibre , le poids cède à la plus légère pression, de quelque côté qu’elle lui soit communiquée. L’équilibre du premier genre est indiqué par la légèreté absolue. »
Dans sa Méthode de dressage rapide du cheval de selle et d’obstacles de 1925, répondant à une question sur la progression qu’il utilisait pour mettre ses chevaux au passage, le commandant J. de Salins transcrit dans l’ordre des sensations le principe de l’équilibre indifférent :
« […] Je puis bien vous dire de suite jusqu’à quel point je pousse le dressage de mon cheval avant de lui faire aborder le passage ; quelle sensation je lui demande de me donner ?
Celle d’être assis sur une boule qu’un léger déplacement de poids va faire rouler dans n’importe quel sens et qui me donne néanmoins l’impression qu’elle est constamment prête à bondir en avant.
Mais pour ce qui est de la progression…, “à proprement” parler…, elle est dans le c. »
Avant d’en venir à l’image de la boule de billard, Baucher avait élaboré le modèle de la balance qu’il expose dans la première édition de sa méthode.
« Le véritable rassemblé consiste à réunir au centre les forces du cheval, pour alléger ses deux extrémités, et les livrer complètement à la disposition du cavalier. L’animal se trouve transformé en une sorte de balance, dont le cavalier est aiguille. Le moindre appui sur l’une ou l’autre des extrèmités qui représentent les plateaux, les déterminera immédiatement dans la direction qu’on voudra leur imprimer. Le cavalier reconnaîtra que le rassembler est complet lorsqu’il sentira le cheval prêt, pour ainsi dire à s’élever des quatre jambes. »
Baucher prend la précaution d’assortir son modèle d’un indice qui permet au cavalier de ressentir l’équilibre rassemblé son cheval qu’il chevauche. Au XIXe siècle, des écuyers comme Raabe et Gerhardt (Analyse raisonnée du bauchérisme , 1859) suivis de quelques-uns au XXe siècle comme le commandant Licart font appel à ce modèle.
Le modèle de la balance.
commandant Licart, Dressage, Éditions Delmas, 1954.
Le modèle de la balance.
Pierre Chambry
« Le cheval rassemblé se trouve transformé en une sorte de balance dont le cavalier est l’aiguille. Le moindre appui sur l’une ou l’autre des extrémités, qui représentent les plateaux, les déterminera immédiatement dans la direction qu’on voudra leur imprimer. »
Ils installent le cavalier comme un « fléau » sur le dos du cheval et ne se référant qu’à la statique, appellent instable l’équilibre du cheval rassemblé dont la base de sustentation est réduite. C’est ce que réfute Dominique Ollivier .
« Tandis que l’équilibre statique avec le modèle de la balance n’est d’aucun secours pour répondre à la problématique de l’équilibre, l’équilibre dynamique révèle que ses fondements résident dans la conservation de la posture et sa stabilité. »
« L’équilibre du cheval en mouvement ne se juge pas d’après son instabilité, mais sur la conservation de la posture et sa stabilité. La base de sustentation se trouvant sensiblement diminuée, la mobilité est devenue plus grande et, par suite, le mouvement plus facile. »
Ainsi, pour que la locomotion se fasse dans de bonnes conditions, il faut que le cheval bénéficie d’une certaine mobilité et qu’il conserve sa posture avec une bonne stabilité.
La posture se définit comme étant « l’arrangement stable des différentes parties du corps dans l’espace en prévision du prochain mouvement à accomplir. Elle est tributaire de l’environnement », des circonstances. Les circonstances variant continuellement, la posture doit s’adapter. Il s’ensuit que l’arrangement des différentes parties du corps constitue une adaptation aux variations de l’environnement. Le cheval fait partie de l’environnement du cavalier tandis que le cavalier fait partie de l’environnement du cheval. L’adaptation est donc continuelle et réciproque.
La posture a pour fonction de s’opposer à la contrainte de la gravité et de coordonner cet effort antigravitaire à l’exécution des mouvements. Pour s’opposer à la contrainte de la gravité, la posture dispose les masses à l’aplomb de leur point d’appui.
La reconstruction posturale du cheval
La particularité de l’équitation européenne réside dans ce que nous appelons aujourd’hui une « reconstruction posturale » du cheval. Cette restructuration se compose de deux éléments, le ramener et le rassembler, qui sont associés et dépendants l’un de l’autre. Ceci concerne, d’une part le reflux du bras de levier tête-encolure au-dessus des appuis antérieurs, et d’autre part l’avancée des postérieurs qui sont amenés à prendre en charge une plus grande partie de la masse du corps du cheval.
Pour définir le ramener et le rassembler, nous ferons appel à ce qu’en dit le docteur vétérinaire André dans son célèbre ouvrage Mécanique équestre :
« Le ramener se caractérise par l’élévation de l’encolure dont la base redresse sa courbure et devient convexe vers l’arrière.
Le ramener conditionne l’engagement des postérieurs qui a son tour l’accentue ou le facilite. L’engagement des postérieurs est le premier stade du rassembler . Le rassembler s’accentue par l’augmentation de cet engagement.
Ainsi ramener et rassembler vont de pair, mais l’engagement des postérieurs ne peut s’effectuer sans redressement de la base de l’encolure. »
« La notion d’engagement des postérieurs par relèvement et recul de la base d’encolure est capitale ; elle permet de comprendre les processus de dressage et l’importance du ramener . »
L’évolution du ramener et du rassembler
S’il semble intéressant pour la connaissance des pratiques équestres actuelles d’entreprendre une recherche historique, il va sans dire que dans cette tentative pour analyser un état antérieur nous sommes assujettis à un état actuel de connaissance. Mais les erreurs ou les limites d’un savoir ne sont jamais une perte de temps s’il peut être soit appliqué soit critiqué.
Au Ve siècle avant notre ère, Xénophon décrivait l’attitude que le cheval prend de lui-même quand il veut paraître beau, et indiquait que si le cavalier savait l’amener à la reprendre à son indication, le cheval travaillerait avec plaisir . Il transcrivait ainsi dans le domaine de l’équitation les trois concepts de la philosophie de Socrate dont il était un disciple , du beau, du bon et du vrai :
« Si quelqu’un, montant un bon cheval de guerre, veut le faire paraître avantageusement et prendre les plus belles allures, qu’il se garde bien de le tourmenter, soit en lui tirant la bride, soit en le pinçant de l’éperon ou en le frappant avec un fouet, par où plusieurs pensent briller. […] Conduit, au contraire, par une main légère, sans que les rênes soient tendues, relevant son encolure, et ramenant sa tête avec grâce , il prendra l’allure fière et noble dans laquelle d’ailleurs il se plaît naturellement ; car quand il revient près des autres chevaux, surtout si ce sont des femelles, c’est alors qu’il relève le plus son encolure, ramène sa tête d’un air fier et vif, lève moelleusement les jambes et porte la queue haute. Toutes les fois qu’on saura l’amener à faire ce qu’il fait de lui-même lorsqu’il veut paraître beau, on trouvera un cheval qui, travaillant avec plaisir, aura l’air vif, noble et brillant. »
La recherche du beau considérée comme moyen d’accéder au vrai s’accompagne ici de la notion aristotélicienne de l’imitation de la nature qui est belle et bonne. Le cheval qui travaille avec plaisir montre qu’il s’agit bien d’une maïeutique , c’est-à-dire d’une forme d’accouchement de soi-même, de l’accès à une vérité intérieure qui se manifeste par une conduite de joie, tant de la part du cheval que de son cavalier. C’est une certaine idée du dressage qui nous est proposée là, et nous voyons ainsi ce que pourrait représenter le ramener quand il se manifeste sans que les rênes soient tendues.
Au tout début du XVIe siècle, après une vingtaine de siècles de silence, le ramener réapparaît dans les écrits équestres. Au centre des préoccupations des écuyers, si cette posture s’affirme bien jusqu’à nos jours comme une des clefs du dressage du cheval et de son exploitation, elle va subir des modifi cations dans sa conception et son utilisation. En 1550, Grisone affirme :
« [Lorsqu'un cheval] s’embride, le mufle retiré pour aller férir du front, il n’en sera pas seulement plus ferme de bouche, mais aussi il tiendra son col ferme et dur jamais ne la mouvant hors de son lieu, et avec un doux appui s’accompagnera et agencera de sorte la bouche avec la bride, la mâchant toujours qu’il semblera qu’elle y soit miraculeusement née : et tant plus on le travaillera, tant plus croîtra sa vertu, et de quelque qualité qu’il soit ou bonne ou mauvaise, il se montrera en cette façon toujours gaillard et galant avec une grande apparence de perfection. »
Nous constatons que Grisone, en plus de la description du « ramener, », donne la défi nition de la « mise en main » dans la mesure où il associe à cette posture la manifestation de la mobilité de la mâchoire inférieure du cheval. C’est même, selon sa propre expression, le fondement de sa doctrine. Il apparaît aussi que cette construction posturale du cheval ne lui est pas innée et qu’elle est le fait de l’homme :
« Mais ne pensez pas pourtant que le cheval bien qu’il soit proportionné et organisé de nature, puisse de soi-même bien se manier sans le secours humain et la vraie doctrine : partant lui faut-il réveiller les membres et les vertus occultes qui sont en lui, et selon le vrai ordre et la bonne discipline, la vertu sera plus ou moins éclaircie :… comme aussi étant bon et vrai il supplée à beaucoup de partie où nature lui a défailli. »
Grisone lui attribue le pouvoir d’améliorer le rendement du cheval et même de pallier le manque de qualité. À cette posture sont associées des qualités recherchées au niveau de l’échine, c’est-à-dire du dos, qui est le pont reliant l’avant-main du cheval à son arrière-main, les deux sièges du ramener et du rassembler. Quand il est souple, le cheval doit « sembler nager des reins ». Lorsqu’on le chevauche, il « s’amasse » et « s’amoncelle » en courbant l’échine (il fait l’échine de chat). Enfi n, la souplesse doit se combiner avec la fermeté qui se manifeste par le fait que le dos ne « se hausse » ni ne « se baisse ».
Le terme aggrupare employé par Fiaschi, que le traducteur François de Prouane indique être un « accroupissement », un « amoncellement », rend bien l’idée d’empilement, celui des masses au-dessus des appuis. Cet empilement qui se manifeste à l’avant comme à l’arrière du cheval a fait l’objet d’une étude de Dominique Ollivier dans son livre La Vérité sur l’équilibre . L’auteur conclut que pour que le cheval acquière le maximum de mobilité, il est nécessaire de faire refluer le bras de levier tête-encolure vers le garrot en empilant la masse de l’encolure et de la tête au-dessus des appuis antérieurs et d’obtenir des postérieurs qu’ils prennent en charge une plus grande partie de la masse du corps du cheval en déplaçant leurs appuis plus en avant, à l’aplomb de la pointe de la hanche.
Il est intéressant de noter l’emploi des aides de Grisone lorsque le cheval sort du ramener et aplatit sa posture, plonge et abaisse la tête, qu’il « se met et s’appesantit sur la main ». L’expression « sur la main » montre la différence qui existait déjà entre le contact léger de la bouche du cheval avec la main du cavalier et l’appui à pleine main . Pour revenir au contact léger, Grisone enferme le cheval au moyen de petites attaques d’éperon « en tenant la main ferme sans vous la laisser forcer » (comme Baucher le recommandera trois siècles plus tard dans sa première manière). Affi nant son analyse, il différencie le cas où cet abaissement est dû à la mauvaise conformation de l’avant-main du cheval (il recommande alors de « porter et tenir la main de la bride légère et tempérée »), de celui où il est la conséquence d’un excès de fatigue provoqué par la répétition d’un grand nombre de passades. Enfi n, lorsque, au contraire, le cheval n’abaisse pas bien la tête pour se ramener et qu’il la bascule, il recommande l’emploi de l’éperon du côté opposé à la résistance, ou l’attaque alternée d’un éperon à la fois, en commençant et fi nissant par l’éperon du côté opposé à la résistance.
Six ans après Grisone , en 1556, Fiaschi précise que le ramener est le fondement de toute vertu et la seule attitude qui permette de piquer l’ennemi de l’épée ou de la lance. Il le décrit comme une attitude intermédiaire entre le port au vent et l’enroulement, et recommande donc de faire :
« Toujours porter la tête de bonne sorte : sans lui laisser trop avancer le mufl e en avant, ni pareillement s’égorger ou rengorger, mais moyennement entre les deux, et en port gaillard et haut. »
Pour élever la tête et l’encolure, Fiaschi utilise le caveçon et rejette l’emploi de l’enrênement fixe comme plus tard La Guérinière , Baucher et L’Hotte . Enfin, il associe rassembler, ramener et mobilité de la mâchoire : « Mettant toute peine de lui abaisser les hanches près de terre, et porter la tête juste, en mâchant hautement sa bride et toujours se remuant, levant tantôt l’un des bras tantôt l’autre. » Il recommande, lorsqu’on assoit le cheval sur les hanches, de ne pas le laisser passer le chanfrein en deçà de la verticale, ce qui lui permet d’avoir plus de force. La corrélation entre ramener et rassembler caractérise l’équitation ancienne. J’en veux pour preuve le titre d’un chapitre des Préceptes du Cavalerice françois (1594) de Salomon de La Broue intitulé Règles générales pour assurer la tête et la bouche au cheval et lui apprendre à bien parer (c’est-à-dire à bien s’arrêter) :
« Les moyens les plus certains pour unir les forces du cheval, lui assurer la tête et les hanches, le rendre léger à la main et capable de justesse, et fermesse de toutes sortes d’airs et de manèges, dépendent de la perfection du parer. »
Dans sa progression, La Broue précise qu’il ne faut pas entreprendre les parers (c’est-à-dire les arrêts sur les hanches) avant d’avoir assoupli suffi samment le cheval pour qu’il puisse tourner facilement aux deux mains. Puis il indique les moyens à employer pour « bien former la vraie et nécessaire courbure de l’arc du col » aux chevaux qui ont l’encolure trop épaisse, par l’exercice modéré en les accoutumant à parer souvent sans violence, d’abord au pas, avant de le faire au trot et au galop, et en les faisant reculer à chaque fois sans grande contrainte . Ce reculer doit être proportionné selon l’appui de la bouche et l’obéissance que rend le cheval, et diminué à mesure que le cheval « s’allégérit de devant et se soutient la tête de soi ». Cet emploi du reculer sera précisé par La Guérinière . Deux notions se précisent ici : le fait que la tête se soutienne d’elle-même, ce qui correspond à l’un des deux critères énoncés par L’Hotte dans sa définition du ramener , et l’allègement de l’appui, qui apparaît donc – déjà ! – comme un sujet de discussion entre les écuyers de l’époque :
« Il y a entre les hommes de guerre et de cheval, des opinions différentes sur les tempéraments des bouches des chevaux ; les uns veulent que l’appui soit à pleine main, parce que c’est celui qui se rapporte plus à la fermesse de la tête, et qui fait par conséquent que le cheval doit mieux accoster et donner dans une foule : et même qu’il semble que par ce ferme appui, le chevalier se sent plus ferme à cheval : les autres veulent qu’il soit fort léger à la main ; et pour moi, je suis de cette opinion, pourvu que la bouche soit assurée. »
À l’encontre de ceux qui croient que l’appui à pleine main assure la fermeté de la tête, La Broue estime que la bouche est assurée quand le cheval est léger à la main. Et s’il conçoit que, dans l’accord des aides, les bons effets de la bride procèdent du prompt accord des jambes avec la main, il juge qu’il ne faut pas contraindre le cheval au ramener , mais l’y amener peu à peu, plus par les bonnes leçons que la force des mors .
Le troisième livre des Préceptes, qui traite des moyens propres à emboucher le cheval, s’ouvre sur l’affirmation que ce n’est pas le choix de l’embouchure qui permet de dresser les chevaux mais l’art du cavalier. Aussi, pour La Broue , une bonne bouche se maintient-elle par le travail bien donné et une bride simple. La Broue recommande un mors doux à petite liberté de langue pour que la langue soutienne un peu l’embouchure et que s’établisse le dialogue du cavalier avec sa monture « lorsque dans la bouche entrouverte, la langue goûte le frôlement du mors ».
Enfin, nous trouvons chez La Broue la description de l’emploi de la main selon l’attitude que le cavalier veut faire prendre au cheval. L’objectif est de le rendre léger et d’assurer en même temps la tête et la bouche. C’est à partir de Baucher que cette opération devait être dissociée. Précisons que dans l’Ancienne école le cheval était d’abord dressé avec le caveçon avant d’être embouché conjointement avec le mors de bride, puis seulement avec ce dernier :
« Les cordes du caveçon et les rênes étant ordinairement tenues assez longues et hautes, allégérissent la bouche et relèvent la tête du cheval… les cordes et rênes étant tenues assez basses et serrées, elles ramèneront et assureront les têtes et bouches qui seront trop vagues… et la médiocrité de ces deux postures de bras et de main et de ces mesures de cordes et de rênes, pourra allégérir et assurer ensemble les têtes et bouches communes. »
Avec René de Menou , disciple de Pluvinel et Écuyer ordinaire à la Grande écurie, apparaît dans La Pratique du cavalier de 1612, l’expression du « cheval qui est dans la main et dans les talons ». Dans la progression du dressage, le cheval est d’abord mis dans la main sur une rêne puis sur l’autre, et ensuite dans les talons… :
« Lorsque le cheval est assuré dans sa cadence, qu’il se laisse conduire et retenir, il faut encore le rendre capable de quelque chose de meilleur, qu’il obéisse au talon aussi bien qu’à la main, qu’il souffre le châtiment sans colère et qu’il endure les aides, pour pouvoir conduire tant les épaules que les hanches à la discrétion du cavalier, d’autant que s’il n’endurait l’aide du talon à tous les coups, les hanches demeureraient en arrière, sans moyen de les pouvoir faire cheminer à la fantaisie du cavalier… »
… et enfin dans la main et les talons tout ensemble en faisant aller le cheval de côté, les épaules un peu devant :
« […] l’aide des deux talons, pour le porter en avant, plus fort de celui duquel on le chasse pour le faire obéir ; savoir est, le soutenir seulement de celui opposite que l’on chasse et le pincer, ou presser fort le gras de la jambe de celui que vous voulez qu’il fuit, et ainsi continuant tant d’un talon que de l’autre ».
C’est à la génération suivante, sous le règne de Louis XIV, que la mise en main est définie par Samuel Fouquet de Beaurepaire dans Le Modèle du parfait cavalier (1665) :
« Le cheval se peut dire dans la main , lorsqu’il prend et garde si justement l’appui, que lorsque les rênes sont dans leur due égalité, tiennent et logent la tête avec une telle liberté et aisance, qu’il la porte incessamment en bon lieu, sans s’égarer de son devoir ; c’est-à-dire qu’il se ramène sans être gêné, qu’il porte haut sans que l’on puisse dire qu’il a le nez au vent, qu’il le baisse avec telle proportion que l’on ne puisse l’accuser de s’armer ou porter trop bas ; lorsqu’il jouit d’une liberté si entière que l’on ne puisse remarquer le moindre défaut à sa bouche ; lors que sa facilité à suivre la main et le poignet ne lui peut reprocher la moindre répugnance aux effets raisonnables de la bride ; lorsqu’il donne librement sa tête et son col au moindre mouvement du poignet ;… lorsqu’il aime et goûte si agréablement le mors. »
Au même moment, dans une académie parisienne, Imbotti de Beaumont précise dans son Écuyer françois de 1682 que la principale chose est de gagner la tête d’un cheval et de lui donner un bon appui, car c’est ce qui permet de s’adresser ensuite à l’ensemble du cheval. On découvre aussi grâce à ce texte que certains écuyers commençaient le dressage par le travail de la croupe. Mais cette option, comme celle de l’appui à pleine main, n’est pas retenue par les écuyers français. Elles devaient être théorisées par le comte d’Aure dans son Cours d’équitation de 1850 et par l’Allemand Steinbrecht , écuyer à Berlin et Dessau, dans son Gymnase du cheval de 1885.
« […] car pour la croupe elle est aisée : ce qui m’a le plus surpris, c’est de voir plusieurs cavaliers commencer par la queue ou croupe du cheval. Si vous placez la tête du cheval vous pourrez en faire tout ce que vous voudrez : si au contraire vous ne lui assurez la tête, vous n’en ferez jamais un cheval parfait ».
Se fondant sur la relation entre avant et arrière-main, Beaumont préconise au cavalier d’avancer légèrement la main vers la tête du cheval et vers le haut pour qu’il se mette sur les hanches, et non de tirer la main vers le corps, ce qui tire la tête en bas, met le cheval « hors de dessus les hanches » selon son expression, le sort de ses aplombs et le met sous lui du devant.
Au siècle suivant, La Guérinière reprend à La Broue l’emploi de la main pour mettre le cheval sur les hanches par l’usage du demi-arrêt qu’il ajoute à l’arrêt et au reculer.
« Par cette aide on lui ramène et on lui soutient le devant, on l’oblige par conséquent en même temps à baisser les hanches. »
Pour rendre plus léger à la main, La Guérinière imagine un procédé qui augmente le ramener , en imposant une sorte de « rengorger » qui s’apparenterait au ramener outré que Baucher utilisera dans sa deuxième manière en fi n de dressage pour fixer définitivement le cheval à la vraie position.
« […] C’est de ne reculer que les épaules, c’est-à-dire ramener doucement le devant à soi comme si on voulait le reculer ; et lorsqu’on sent qu’il va reculer, il faut lui rendre la main et remarcher un ou deux pas en avant. »
La posture d’ensemble est poussée au maximum des possibilités anatomiques du cheval auquel La Guérinière demande de piaffer et passager avec une incurvation latérale plus ou moins complète de sa colonne vertébrale selon la force du dos (il décrit trois possibilités plus ou moins contraignantes selon les capacités du cheval). Dans le même ordre d’idée, il exige, pour donner au cheval le plus d’élégance possible, la conservation du pli qui donne un placer latéral à la tête et à l’encolure. Même si ses successeurs élaguent et donnent une direction plus naturelle à l’équitation savante, le pli donné à la main à laquelle travaille le cheval sera toujours en usage au manège de Versailles sous la Restauration, comme en témoigne Aubert.
Comme Pluvinel avant lui, La Guérinière recommande de faire moins sentir les aides quand le cheval va bien. Parmi les différentes techniques pour y parvenir il décrit la descente de main . Sommet de l’art et couronnement du dressage, celle-ci indique que la posture d’ensemble du cheval est confi gurée, qu’il se maintient ramené et rassemblé sans le secours du cavalier, que son équilibre est stabilisé.
En 1762, dans L’Art du manège Le baron de Sind énonce – ce qui est complémentaire à la descente de main – que, si le cavalier a besoin de la main et des jambes pour dresser le cheval, ce dernier, une fois dressé, doit être manié par la main seule. Il préfigure ainsi Beudant qui, en 1945, a donné à l’un de ses livres le titre de Main sans jambes…
À partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, les auteurs vont chercher à emporter l’adhésion du lecteur non en se fondant seulement sur leur réputation ou sur celle de leurs devanciers, mais en faisant appel aux sciences dites positives telles que la physique, l’anatomie, la géométrie et la mécanique pour valider la pratique. C’est alors qu’émerge un critère supplémentaire de régularité de la posture du cheval, l’« aplomb » :
« Il est reconnu et l’on doit admettre comme une vérité incontestable, que c’est en donnant une certaine attitude au cheval dans tel ou tel air , qu’on parvient à le rendre brillant, léger, souple, gracieux dans ses mouvements et commode au cavalier… Cette attitude consiste à placer la tête, plier l’encolure, tenir le corps droit et parfaitement d’aplomb sur les jambes » (Mottin de la Balme).
Le ramener évolue aussi. À la domination complète des forces du cheval par l’intermédiaire d’un ramener complet, est préféré l’essai d’une liberté sur parole . Deux portraits équestres de François Ier exposent ces deux tendances, cet état de tension entre les nécessités du combat qui exigent la stabilité que donne le ramener pour bien piquer l’ennemi, et l’expression esthétique des mouvements du cheval que permet le reflux du levier tête-encolure à la verticale des points d’appui.
François Ier en armure. :
« Le ramener », nécessaire au chevalier pour bien piquer l’ennemi.
Mais c’est surtout à la génération qui suit celle de La Guérinière que des écuyers tels que Mottin de La Balme, Dupaty de Clam, Hüners-dorf , Aubert privilégient l’élévation de l’encolure , son « érection comme une pyramide au-dessus des épaules » selon l’expression dont nous sommes redevables à René Bacharach , au détriment de la verticalité du chanfrein peut-être mais à l’avantage certain de l’équilibre et de la décontraction.
« Je préfère laisser le nez un peu au vent aux chevaux que je place : la tête dans une ligne perpendiculaire à l’horizon n’est pas tout à fait assez haute », écrit Mottin de La Balme, qui précise les sensations que procure l’union ou ensemble du cheval au cours des différents mouvements sous l’effet des demi-arrêts. Le cavalier doit sentir que les épaules se meuvent en même temps que la tête et l’encolure, comme s’il n’y avait pas d’articulation de l’une à l’autre, et que les jambes de derrière agissent en même temps que celles de devant. Et Dupaty de Clam précise que, puisque « le cheval se place relativement à l’attitude de sa tête : c’est donc par la belle disposition de cette partie que nous devons commencer celle de tout le corps. Nous ne devons pas avoir pour objet unique la grâce et le coup d’oeil, il faut s’occuper des moyens les plus propres à faire agir tous les membres conformément à leur destination naturelle ». Au grandissement et au soutien du col – qui pour lui va jusqu’à faire porter le cheval au vent avant de laisser la tête retomber à sa position la plus commode :
« On en approchera [de la véritable attitude] à la longue, après avoir fait porter le nez au vent : il n’y a aucun risque à donner cette attitude jusqu’à ce que le col se grandisse & se soutienne de lui-même, car le bout du nez tombera toujours assez ».
La Vraie Position. Charles Mercier Dupaty de Clam,
La Science et l’Art de l’équitation, démontrés d’après la nature ;
ou théorie et pratique de l’équitation fondées sur l’anatomie,
la méchanique, et la physique, Paris, F.-A. Didot, 1776.
Dupaty ajoute que par l’élévation de la tête du cheval, le cavalier obtient l’élévation du garrot et du dos qui est considérée actuellement comme un des objectifs les plus importants du dressage.
Hünersdorf s’efforce de répartir le poids de l’ensemble cavalier-cheval sur l’avant et l’arrière-main dans une proportion qui les laisse également mobiles. La légèreté, sans doute relative, qu’il se propose d’obtenir du cheval doit résulter d’une transformation de son attitude d’ensemble, et c’est par cette mise en équilibre qu’il entend y parvenir.
Parmi ses procédés figurent les flexions d’encolure combinées avec son relèvement, le ramener pris à partir de la nuque et la fl exibilité latérale du bout de devant comme le fera François Baucher dans la treizième édition de ses OEuvres complètes publiée en 1867 qui donne pour la première fois les nouveaux principes de sa deuxième manière.
Mais avant d’en arriver là, Baucher avait remis à l’honneur le ramener complet . Dans, le Dictionnaire raisonné d’équitation de 1833 qui est son premier ouvrage, il affi rme que tous les chevaux peuvent se ramener et que sa méthode permet de donner à tous les chevaux cette légèreté ou mobilité moelleuse de la mâchoire qui constitue le véritable ramener. Dans sa première manière donc, la rupture avec l’ancienne école semble tranchée. D’une part, il prépare le ramener par tout un travail de fl exions en place qui exagère le placer de la tête en arrière de la verticale et dissocie ramener et rassembler ; d’autre part, il s’efforce de mettre en équilibre les chevaux de mauvaise conformation en changeant leur équilibre naturel et en s’attachant à leur donner et conserver ce qu’il appelle la légèreté, qu’il défi nit comme la mobilité moelleuse de la mâchoire :
« Lorsque j’eus reconnu la puissante infl uence que la roideur de l’encolure exerce sur tout le mécanisme du cheval, je recherchais attentivement les moyens d’y remédier. Les résistances à la main sont toujours latérales, hautes ou basses. Je plaçais d’abord dans l’encolure la source de ces résistances, et je m’exerçais à l’assouplir par des fl exions réitérées dans tous les sens. Le résultat fut immense : mais quoique, au bout d’un certain temps, la souplesse de l’encolure me rendit maître des forces de l’avant-main, j’éprouvais encore une légère résistance dont je ne pouvais d’abord me rendre compte, et que je découvris enfi n venir de la mâchoire. La fl exibilité que j’avais communiquée à l’encolure facilitait même cette roideur des muscles de la ganache, en permettant au cheval de se soustraire, dans certains cas, à l’action du mors . J’avisais donc immédiatement aux moyens de combattre ces résistances dans leur dernier retranchement, et c’est par-là, depuis lors, que je commence toujours mon travail d’assouplissement. »
Baucher découvre qu’en obtenant d’abord la décontraction de la bouche et en exerçant graduellement le cheval à se mouvoir en tous sens, sans altérer cette décontraction, le cavalier a la certitude de conserver son cheval constamment et parfaitement en équilibre. De plus, et c’est à Faverot de Kerbrech que nous en devons la confirmation :
« La conséquence de la décontraction complète de la mâchoire est le ramener , qui s’obtient pour ainsi dire de lui-même, la tête prenant à la plus légère indication des rênes une position voisine de la perpendiculaire, sans que l’encolure doive perdre pour cela son soutien ou sa fixité. »
En fidèle disciple de Baucher , le général L’Hotte exprime la même idée :
« Le ramener ne se concentre pas dans la direction de la tête. Il réside tout d’abord dans la soumission de la mâchoire, qui est le premier ressort recevant l’effet de la main… Ce qu’il représente, c’est bien moins une direction invariable de la tête qu’un état général de soumissions des ressorts… Le ramener est caractérisé par l’attitude soutenue et l’élasticité que le bout de devant doit présenter dans ses différentes régions pour assurer son bon fonctionnement. »
La progression et les moyens décrits par Faverot montrent que le ramener est longuement préparé et fait l’objet de soins particuliers qui précèdent de beaucoup la recherche du rassembler . « Une fois le poids en équilibre , une fois l’encolure élevée et soutenue, on détruit les résistances de forces quand il y a lieu ; et alors la tête liante, abandonnée à elle-même, se place à sa position la plus commode. On arrive ensuite au ramener . C’est ensuite à la main agissant seule toujours, c’est-à-dire sans l’opposer à une action simultanée des deux jambes, et bien entendu sans prendre sur le mouvement, sans altérer la vitesse de l’allure, à obtenir graduellement le ramener en commençant par des effets de rênes, isolées d’abord, puis entrecroisées, pour finir par l’emploi simultané des deux rênes de bride ou des deux rênes de filet. »
En fin de dressage intervient l’emploi du « ramener outré ». Combiné avec l’élévation de l’encolure , il donne et fixe la vraie position de la tête qui, dès lors, ne se perd plus ni dans les grandes allures ni dans les mouvements difficiles. Le ramener est même utilisé dans la pratique de l’équitation d’extérieur qui exclut l’emploi du rassembler. Sur ce point, Beudant quoique disciple de Faverot, exprime une opinion différente. Il pense qu’il est préférable de laisser le cheval travailler de lui-même en terrain varié et de ne réserver le ramener que pour le travail de haute école. Il obéit en cela à son idée fixe de tâcher d’imiter la nature. À la fin de sa vie, dans Dressage du cheval de selle, entre autres, il émet l’hypothèse que l’on peut se passer du ramener même en haute école mais que c’est plus difficile :
« Le cheval en liberté est en équilibre sans être au ramener , pourquoi n’en serait-il pas de même quand il est monté ? »
Mabrouk, barbe, monté par Étienne Beudant,
au passage d’extérieur.
À partir du Second Empire, une autre forme d’équitation orientée vers le travail d’extérieur, influencée par l’engouement pour les courses, se développe sous l’impulsion du comte d’Aure , écuyer en chef du manège de Saumur de 1847 à 1855. Elle a une répercussion importante sur l’évolution de la mise en main qui disparaît au profit de la « mise sur la main, » même dans le travail de haute école. C’est ainsi que James Fillis , dans Principes de dressage et d’équitation (1890), réfute le terme même de ramener indiquant qu’il ne s’agit selon lui que d’une flexion directe :
« Je ne comprends la flexion directe que si l’effet de la main est précédé, soutenu, complété par les effets de jambes poussant l’arrière-main sur l’avant-main. »
Les jambes agissent les premières et continuent à agir pendant l’action de la main. Ce système d’aides, qui prend le contre-pied de ceux qui l’ont précédé, est par la suite très clairement exposé dans l’ouvrage du commandant Licart Équitation raisonnée (1951). La poussée des talons rencontre la main, le cheval se grandit du devant. La gymnastique des extensions d’encolure est à la base de la recherche du ramener .
L’image du fleuret que l’on pousse contre un mur, inaugurée par le général Jules de Benoist (Dressage et conduite du cheval de guerre, 1899), donne bien l’idée que le cavalier doit avoir du fonctionnement du corps du cheval et de son ramener : lame ou tige vertébrale se voûtent d’autant plus que la poussée vers l’avant est plus forte. À cette nouvelle logique se rattache l’idée que, dans le contexte militaire, il faut diminuer la part d’habilité nécessaire au dressage des chevaux par les hommes de troupes grâce à l’emploi d’enrênements pour placer la tête du cheval dans une position voisine de la verticale. Comme nous le verrons en détail à propos de l’obligation, dans les épreuves de dressage, de conserver les rênes tendues, le général L’Hotte , en même temps qu’il indique les avantages de cette posture pour la conduite du cheval, décrit en quoi et pourquoi cette posture diffère du ramener.
Métaphore du fleuret. Commandant Licart ,
Perfectionnement équestre, Delmas, 1950.
En effet, l’absence de légèreté contraint le cavalier à tenir la tête de son cheval pour le conserver dans sa posture et, en conséquence, à entretenir une tension permanente sur les rênes. C’est la seule solution qui lui reste pour le maintenir dans un équilibre dynamique rendu instable par les résistances qui se manifestent à la main. Une première description de cette instabilité est due à Montfaucon de Rogles :
« Il n’est que trop ordinaire de se persuader qu’un cheval tenu et renfermé dans la main et dans les jambes est en équilibre sur les hanches ; cependant, si on observe attentivement ce qui résulte de cette façon de rassembler , on sera bientôt dissuadé… Le cheval n’est que dans un équilibre apparent, qu’il doit uniquement à l’appui qu’il prend sur la main … aussitôt qu’on lui rend la bride, la contrainte douloureuse qu’il vient de ressentir sur les jarrets, l’excite à rejeter le poids de son corps en avant et à le remettre sur les épaules : on est donc réduit à récidiver l’opération à chaque instant, opération… qui fait qu’on estropie tant de chevaux sans parvenir à les asseoir : pour éviter de pareils écueils, suivons donc une autre route. »
Cette description des conséquences de la tension continue des rênes sur la conservation de la posture reste d’actualité puisque, en contradiction avec notre tradition, cette tension est exigée pour l’exécution du piaffer par le règlement international des compétitions de dressage depuis la 10e édition de 1958, article 414/3 :
« L’encolure doit s’élever et s’arrondir, la tête étant perpendiculaire. La “mise en main ” reste légère, la nuque souple, le cheval garde un contact moelleux sur des rênes tendues. Le corps du cheval s’élève et s’abaisse en un mouvement cadencé et harmonieux. »
Il est à remarquer, d’une part, que la notion classique de soutien a disparu de la description de l’attitude demandée à l’encolure ; d’autre part, que l’orientation verticale du chanfrein est devenue un nouveau critère du ramener ; enfi n, que ce texte se termine par une description de l’action du cheval marquant par là que le ramener est un des éléments de la posture de l’ensemble du cheval et qu’il lui est complètement lié. L’harmonie n’étant pas défi nie, il est diffi cile de s’en faire une idée. Juge international de ces compétitions et coauteur du premier règlement édicté en 1929, le général Decarpentry, alerté par la tournure des événements, décrit les conséquences des efforts déployés pour résoudre cette quadrature du cercle chez les chevaux dont…
« […] la bouche appuyée plus ou moins infl exiblement sur la main reste muette soit par inertie, soit par contraction et dont la légèreté n’est guère qu’une réduction de leur appui provenant à la fois du raccourcissement du bout de devant, et de la limitation des efforts de l’arrière-main, sans rassembler utile ».
Comme nous le verrons de façon plus précise dans le chapitre suivant, l’acceptation des bouches muettes a été offi cialisée par l’abandon, dans l’édition de 1995, de l’article 83 de l’édition de 1932 qui stipulait : « À toutes les allures, une légère mobilité de la mâchoire , sans nervosité, est une garantie de la soumission du cheval et de la répartition harmonieuse de ses forces. »
Ainsi, l’étude de l’histoire du ramener fait apparaître que la caractéristique de l’équitation européenne, par rapport à celles des autres civilisations cavalières, réside dans une reconstruction posturale du cheval, reconstruction ayant en vue l’acquisition de la plus grande mobilité et rapidité d’exécution possibles dans le combat singulier. L’effi cacité des exercices inventés dans ce but a permis d’obtenir la régularité des mouvements et la stabilité de l’équilibre nécessaires pour « bien piquer » l’ennemi. Puis cette régularité a été cultivée pour elle-même dans les académies italiennes de la Renaissance.
Du fait de sa participation à la posture d’ensemble du cheval, le ramener a toujours suscité une attention particulière. Considéré isolément, il ne présente pas grand intérêt. C’est intégré à la reconstruction posturale qu’il joue tout son rôle. À l’origine, il est directement lié au rassembler, les écuyers estimant que, sous certaines conditions, l’amplifi cation du ramener favorise le rassembler. Puis apparaît l’idée que le ramener précède le rassembler et qu’il doit être lui-même préparé par l’élévation de l’encolure . Il réside alors dans la fl exibilité et le soutien obtenus à partir de cette élévation, et non dans l’angle d’inclinaison de la tête. Cette élévation (associée à la fl exibilité), déjà appréciée à la Renaissance, devient primordiale dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, puis dans le bauchérisme de la deuxième manière.
L’apport de Baucher réside dans l’utilisation de la mobilité de la mâchoire avant toute opération équestre. Cette mobilité est alors considérée comme la cause du ramener par la décontraction, qui gagne peu à peu l’ensemble du cheval. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, Steinbrecht et Fillis élaborent, chacun à sa manière, une équitation reposant sur l’activité et l’engagement de l’arrière-main pour obtenir le relèvement de l’avant-main, relèvement qui doit s’effectuer de luimême sous l’action des jambes du cavalier. Nous assistons depuis à un véritable changement de paradigme qui se manifeste par l’abandon de la mobilité de la mâchoire dans la défi nition de la mise en main du règlement international des compétitions de dressage, l’emploi des jambes précédant celui de la main, et la recherche du ramener pour lui-même. Quelle direction donner à notre action sur le cheval ? Devons-nous nous adresser directement à l’avant-main par la bouche ou indirectement par la croupe ? Les réponses ne sont pas aussi simples qu’il y paraît, même si les cavaliers d’opinions différentes se veulent tous en accord avec les lois de la propulsion.
Il existe trois théories explicatives de la propulsion. La première met l’accent sur l’ouverture des angles articulaires qui par leur détente allongent le membre postérieur et poussent le corps ; la seconde considère le membre postérieur comme un levier rigide qui oscille ; la troisième, due à Dominique Ollivier dans Emploi des forces du cheval, modélise l’impulsion du membre postérieur en la comparant à une paire de ciseaux. Dans la poussée des postérieurs interviennent deux composantes : l’une, horizontale, fait avancer l’animal, et l’autre, verticale, tend à soulever le tronc et permet à la synergie entre les dentelés de l’épaule et les psoas/abdominaux de se manifester. Cette synergie n’apparaît pas de façon permanente ni absolue, car la biomécanique possède plus de plasticité que la mécanique et, pour elle, tout change en fonction du contexte : elle n’est pas automatique. Selon le principe d’adaptation, les stratégies musculaires se réorganisent en fonction de l’acte fi nal, et diffèrent complètement si le cheval galope sur un champ de course ou piaffe en une même place. La richesse de la biomécanique fait qu’un modèle exclusif ne répond pas à toutes les questions. Chaque action contextuelle nécessite un modèle approprié. Notre intelligence doit être capable de disposer d’un répertoire de modèles en fonction des circonstances et de ce qu’elle cherche à comprendre.
La plasticité posturale
C’est pour cette raison que la plus grande attention doit être portée à conserver la plasticité posturale du cheval, c’est-à-dire à ne pas créer de contractures musculaires qui emprisonneraient le cheval dans une seule posture et un seul équilibre. Faverot recommande le ramener pour toutes les formes de travail : haute-école, steeple, extérieur, alors que Beudant pense qu’il faut réserver le ramener pour donner tout son brillant au cheval d’école. Encore préconise-t-il à la fi n de sa vie de ne demander que l’élévation de l’encolure en précisant que le ramener n’est pas indispensable à l’équilibre. Dans Extérieur et Haute École, il recommande de laisser le cheval disposer entièrement de ses forces dans tout le travail d’extérieur.
« En liberté le cheval tend son encolure presque horizontalement au pas et au galop, surtout quand il veut aller vite, et il l’élève un peu plus au trot. Quand il veut briller, se montrer dans toute sa splendeur (haute école), il se grandit, porte l’encolure le plus haut possible et place la tête dans une position voisine de la verticale, “au ramener”.
Pour le cheval monté, la vraie position est, selon moi, celle qu’il prendrait de lui-même si, étant en liberté, il voulait exécuter ce que le cavalier lui demande. C’est la seule dérogation que je fais aux préceptes du général Faverot de Kerbrech qui veulent la tête constamment fixée au ramener77. »
Cet idéal a aussi été recherché par le commandant Dutilh qui voulait que le même cheval puisse travailler soit dans le ramener, soit en extension d’encolure qu’il appelait par erreur descente de main. Beudant préparait l’aplatissement de la posture par l’élévation préalable de l’encolure, comme en témoigne un grand cavalier d’obstacle, le commandant Gudin de Vallerin :
« Beudant commençait par relever l’encolure de ses chevaux jusqu’à la verticale et la tête à l’horizontale ; il ramenait ensuite la tête et dépliait ensuite l’encolure à sa volonté. C’était un exécutant remarquable mais je n’ai rencontré qu’un seul parmi tous ses élèves qui obtenaient de bons résultats. Il est infi niment plus facile d’arriver au but que nous recherchons en commençant par l’extension de l’encolure78. »
René Bacharach utilisait l’extension de l’encolure au-dessus de l’horizontale, attitude que le cheval prend quand on obtient de lui qu’il marche au pas activement, à grandes enjambées, puis il travaillait par paliers successifs à mesure des progrès du cheval, obtenant un certain degré d’élévation suivi d’une ébauche de ramener, et ainsi de suite jusqu’à l’élévation et le ramener complets.
Posture stabilisée ou figée, mise en main ou mise sur la main
Pour se faire une idée plus précise des oppositions doctrinales qui apparurent entre la notion de « mise en main » et celle plus tardive de l’école de d’Aure , de « mise sur la main », il faut être conscient que tout cavalier qui entreprend de dresser un cheval a pour objectif de s’emparer de la tête et de l’encolure parce qu’elles sont, au propre comme au fi guré, le chef de toute la machine animale.
Vallerine, anglo-arabe,
montée par Étienne Beudant.
« Si le tronc est le grand moteur de la machine cheval, la tête (caput, chef) est, aussi bien au physique qu’au moral, la productrice initiale de tous les mouvements du cheval » (Val80).
« […] c’est au moyen de la tête-petite encolure, atlas et axis, que le cheval manie tout son appareil locomoteur, il est logique que ce soit en faisant évoluer la petit-tête encolure que le cavalier manoeuvre toutes les parties de cet appareil. C’est donc naturellement par la main qu’il arrive à ce résultat. La main a donc la priorité sur les jambes. Celles-ci et l’assiette ne sont que ses auxiliaires, et c’est l’interventio de la main qui amène l’action des jambes à produire les effets que, livrées à elles-mêmes,
elles sont dans l’impossibilité de faire naître » (Chammorin 81).
Deux voies s’offrent au cavalier : l’une commande, dès le début du dressage, de pousser le cheval sur la main qui reçoit l’impulsion (la posture est dite «figée») ; l’autre incite à faire entrer le cheval dans la main progressivement, à mesure des progrès de l’ensemble de sa morphologie, de son équilibre et de sa décontraction, et à ne « fi xer » (nous dirions aujourd’hui « stabiliser ») la tête et l’encolure qu’en fi n de dressage. Deux métaphores qui correspondent à ces deux modèles biomécaniques opposés permettent de mieux comprendre ces différences.
La première, exposée par le commandant Licart (Équitation raisonnée, 1939) à la suite du général Jules de Benoist, compare le cheval au fleuret poussé sur le mur qui fait barrière.
Métaphore du fleuret. Commandant Licart ,
Perfectionnement équestre, Delmas, 1950.
La seconde reprend l’image de la canne à pêche légèrement recourbée à son extrémité sous le poids d’un petit poisson ailé.
Métaphore de la canne à pêche.
Dessin de Philippe Karl.
Toutes deux traduisent le passage d’une relation de « tension » entre le cavalier et son cheval à une autre forme fondée sur la décontraction et le « soutien » du dos et de l’avant-main. Ces allers et retours entre la contrainte nécessaire à la domination du cheval et la recherche d’une liberté sur parole se retrouvent aussi bien dans l’action individuelle de chaque cavalier que dans les prises de position théoriques et dogmatiques.
Toute la beauté et le drame de l’équitation savante sont de chercher à imposer au cheval une domination complète de ses forces tout en voulant donner l’illusion qu’il agit de lui-même. Ce transfert sur le cheval de la liberté que le cavalier se donne en le chevauchant réclame quelques éclaircissements qui relient l’équitation aux mythes les plus profonds.
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